La soixantaine passée, Jeanne Gedon voit se désintégrer sa vie de couple. Son style s’affirme alors par une œuvre singulière et torturée, expression tragique d’une profonde détresse affective. Dès lors, pendant près d’une vingtaine d’années de créativité intense, ses principales sources d’inspiration seront, outre le thème de l’agression sous des formes variées, la décrépitude et la déformation monstrueuse des êtres et des choses, ainsi que leur anéantissement final.
Elle naît en Bavière en 1903 dans une famille d’artistes : son père, Joseph Rauch, est sculpteur ; sa mère, dont elle empruntera le nom de jeune fille pour signer ses œuvres, est la fille de Lorenz Gedon , architecte, sculpteur et décorateur de renom. Un de ses grands-oncles par alliance est le peintre Gabriel von Max associé à un souvenir d’enfance indélébile qui ne sera peut-être pas sans incidence sur son œuvre future:
« J’avais six ans lorsque ma mère me conduisit auprès de ce peintre qui avait un net penchant morbide. Il possédait la tête de la dernière meurtrière exécutée à Munich, une infanticide d’après ce que l’on disait. Quoiqu’il en fut, cette tête trônait dans le salon, conservée dans de l’alcool. Horriblement impressionnée, j’éclatais peu après en sanglots violents. C’est alors que Herr von Max fit son apparition et me lança un coup d’œil aussi désapprobateur qu’incompréhensif puis il entreprit de me consoler. Dans un coin se trouvait le corps momifié d’une femme, son enfant desséché dans les bras. Il s’empara de ce dernier – il avait la consistance du bois carbonisé et était entièrement noir. Ses petites mains ratatinées agrippaient sa poitrine. Ce nourrisson devait faire environ trente centimètres de long. Herr von Max le secoua devant moi et fit en sorte qu’il y eut comme un cliquetis à l’intérieur du petit corps. On m’expliqua alors que ce bruit devait probablement provenir des osselets de la cervelle. Je m’emparais de cette petite poupée sans beaucoup d’enthousiasme et jetais encore un ultime regard sur la malheureuse femme momifiée. On me raconta, en outre, que la mère et l’enfant avaient péri lors d’une violente tempête de sable dans le Sahara. Comme ils avaient été longtemps ensevelis dans le sable ils s’étaient entièrement desséchés. Pour finir Herr von Max appela ses singes qui l’enlacèrent avec délicatesse et nous partîmes. »1
Elle passe ses premières années en Bavière et à Florence et, suite au divorce de sa mère qui épouse en secondes noces le peintre bohême et excentrique Franz Naager, elle accompagne ces derniers lors de leurs différents séjours en Italie.
Attirée par la peinture, elle s’inscrit dès 1922 dans l’atelier de Hans Hoffmann à Munich, puis, après avoir vécu deux ans à Venise, elle se rend en 1928 à Paris pour y poursuivre ses études à l’académie Ranson. Elle y rencontre le jeune peintre Paul Eliasberg, juif apatride d’origine russe, originaire de Munich avec lequel elle se lie et qu’elle épouse dix ans plus tard en 1938. Une fille naîtra de cette union en 1941.
Réfugié d’abord à Aix en Provence alors en zone libre, puis dans un hameau perdu du sud-ouest de la France, le couple vit dans la clandestinité dans des conditions extrêmement précaires.
Tous deux naturalisés français en 1947, sont confrontés dans la période de l’après guerre à de grandes difficultés pécuniaires et sont contraints d’accepter des travaux alimentaires. Après s’être essayée sans succès aux dessins de mode et de tissu elle fera des ménages pour survivre. Cette situation se prolongera jusqu’au début des années 60, époque à laquelle Paul Eliasberg rencontre ses premiers succès en Allemagne ainsi qu’une autre femme avec laquelle il partagera une grande partie de sa vie sans toutefois divorcer.
Dès lors, mue davantage par un besoin impérieux de s’exprimer que par un souci de recherche esthétique, elle emploie ses journées solitaires à dessiner sans trop se préoccuper de la nature du support, - souvent du papier à lettre de mauvaise qualité. La destruction partielle du quartier des Halles qui a lieu à cette époque lui fournit une source importante d’inspiration. En outre, elle illustre épisodiquement des écrits de Gérard de Nerval, Saint John Perse et de Lautréamont. Sur le tard elle découvre les peintures de catastrophes attribuées à Monsu Desiderio pour lesquelles elle éprouve une grande affinité.2 Conjointement elle écrit quelques poèmes et commence la rédaction de romans ou nouvelles, toujours inachevés et presque à chaque fois sur un nouveau cahier d’écolier.
Conscient de la valeur artistique de cette production, Paul Eliasberg contacte plusieurs directeurs de galerie parmi lesquels le Docteur Hartmann qui l’expose dès 1969 à plusieurs reprises dans sa galerie à Munich, ainsi que Hanns H. Heidenheim qui présente fréquemment ses œuvres dans la galerie Ursus Presse à Düsseldorf. Par ailleurs, à partir de 1970 elle expose chaque année dans la « Neue Gruppe » au Haus der Kunst à Munich et cela jusqu’en 1985. Bien que le dessin reste son domaine de prédilection elle s’initie à la gravure et devient membre du Münchner Radiervereins où elle expose également. En France, elle s’attire les éloges de Jean Dubuffet et certaines de ses œuvres se trouvent dans la collection de l’Art brut à Lausanne.
Peu après le décès de son mari en 1983 et le grand âge venant, elle cesse graduellement ses activités créatrices et décède en 1991.
1. Extrait du discours inaugural tenu en allemand à la galerie Hartmann en 1973
2. Didier Barra et François de Nome dits Monsu Desiderio, étude du Dr Félix Sluys. Editions du Minotaure, Paris 1961.